Tentative de réhabilitation d'un vrai mal-aimé

par Pierre-Olivier Fineltin (cancre émérite de toutes les facultés de Paris mais amateur de poésie)

 (Article paru, il y a longtemps, dans le webzine, maintenant oublié, Carpe Diem du site Erato m'amuse)

 

J'aimerais vous parler d'un poète pas même inconnu. Il n'est pas maudit, n'est pas mort miséreux et ne fut pas fustigé par ses contemporains au prétexte d'avoir cent ans d'avance. Au contraire, il était et est encore très célèbre, fut reçu à l'académie et figure en bonne place dans les anthologies.
Aujourd'hui pourtant, peu d'entre nous le lisent et l'apprécient. Déjà, de son vivant, il s'était fait "moucher" au détour de l'acte 2 de "Cyrano de Bergerac".
Eh oui ! José-Maria de Heredia est mal aimé ! Lorsque j'ai parlé autour de moi d'écrire quelques mots sur Heredia, les figures se sont allongées et les poumons ont rendu de puissants soupirs...

 Je vois trois raisons à ce sentiment.

  1. Sa poésie est pleine de références à l'histoire antique et à des mythologies en partie oubliées. Alors qu'à son époque le titulaire du certificat d'études connaissait tout de la vie des hommes illustres de Rome, apprenait Périclès et Démosthène, savait Sénèque et Virgile, notre mémoire aujourd'hui ne remonte plus guère jusque-là. De même, les mots de José-Maria sont aujourd'hui souvent obsolètes. Lorsqu'à la fin du premier quatrain, il y a 3 mots et 2 personnages que nous ne connaissons pas, il en faut du courage pour continuer à lire.

  2. De sacrés bonshommes, qui ont écrit entre sa vie (1852-1905) et la nôtre, ont modifié notre perception de la poésie. C'est vrai, qu'il nous apparaît parfois ennuyeux avec ses descriptions objectives et son manque d'implication personnelle. A côté de la musique de Verlaine et de la révolte de Rimbaud, José-Maria de Heredia correspond peu aux aspirations d'un lecteur moderne. Jamais il n'aurait écrit que "la Terre est bleue comme une orange" !

  3.  La forme poétique qu'il a illustrée, le sonnet, nous apparaît vieillotte et disgracieuse. En outre, emprisonné dans un carcan de règles strictes, le sonnet ne semble pas convenir à la liberté sans contrainte que nous croyons, depuis les surréalistes, faire partie de l'artiste. A ce propos, pour comprendre ce qu'est un sonnet je vous conseille l'excellent site suivant : Le sonnet .

Pourquoi alors ressortir Heredia de son glorieux placard ? Pourquoi s'attacher au défi de vous le faire lire ou relire ?

Parce que ce qu'écrit Heredia, c'est beau, intelligent, clair ! Des émotions puissantes, des images grandioses forment son œuvre. C'est grand comme du Beethoven !

On dit souvent que les sonnets d'Heredia sont ciselés : le travail minutieux d'un artisan. Heredia maîtrise toutes les techniques de la versification et de la diction. Qu'on lui refuse le terme de génie, soit, mais qu'on reconnaisse la qualité de son labeur. Heredia est un maître au sens des Compagnons du Tour de France. C'est chez lui qu'on apprend les tours de mains du dur métier de poète. Dans son atelier, l'apprenti apprend à lentement polir les vers, à les souffler cent fois et à fabriquer des chefs-d'œuvre.

Vous pouvez trouver de nombreux poèmes d'Heredia sur le Web, mais c'est sur le site de Webnet.fr que vous en trouverez le plus.

 

Qu'est-ce qu'un sonnet ?

Si vous n'avez pas encore lu le site sur les sonnets, voici quelques explications techniques. Un sonnet comprend 14 vers de 12 syllabes. Il est formé deux quatrains (strophes de 4 vers) et deux tercets (strophes de 3 vers). De nombreuses et irrécusables autorités ont indiqué quelles devaient être l'agencement des rimes, mais bon, sachant que "deux ordres émanant de même grade et de sens contraire s'annulent", disons que, selon les modes, les temps et les lieux, les règles ont évolué. Par exemple, les deux sonnets présentés ci-dessous connaissent des ordres de rimes différents pour les tercets :

  • Soir de bataille : ABBA ABBA CCD EED

  • Le coureur : ABBA ABBA CCD EDE

A mon avis, cela ne porte pas vraiment à conséquence tant que le poème est beau ! A vous de savoir comment vous préférez les règles, à la lettre ou à l'esprit !

 La liaison entre les quatrains et les tercets s'appelle la charnière. Le changement des rimes et du rythme, les tailles relatives (8 vers d'un côté et 6 de l'autre) impliquent aussi un changement dans l'idée exposée. Le dernier vers est appelé la chute. Tout le poème sert à l'amener et à le faire paraître encore plus beau.

 J'ai choisi (pas tout à fait au hasard) deux sonnets d'Heredia que je vous livre ci-dessous avec quelques commentaires. Les commentaires sont plus des invitations à aller lire d'autres sonnets ou à les lire différemment que de véritables "leçons". Bref ce sont mes impressions de lecteur. J'ai téléchargés ces sonnets depuis Webnet.fr si vous constatez des erreurs merci de les signaler.

 

Soir de bataille

Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor, dans l'air où vibraient leurs voix fortes,
La chaleur du carnage et ses âcres parfums.

D'un oeil morne, comptants leurs compagnons défunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Tourbillonner au loin les archers des Phraortes,
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.

C'est alors qu'apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l'airain rutilant,

Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s'effare,
Sur le ciel enflammé, l'Imperator sanglant.

Commentaires

Le bijou des bijoux est le troisième vers. Il commence par un "H" et comme on reprend sa respiration pour lire le vers, on est bien obligé d'humer avant de dire "humaient". Ensuite les "r" placés, comme par hasard, à intervalles réguliers introduisent dans la voix qui lit la vibration dont on parle. Il faut lire ce vers à voix haute, sinon on passe complètement à côté. Bien joué José-Maria !

La charnière est particulièrement accentuée.

D'une part, dans les quatrains, il y a les hommes de troupe environnés de couleurs sombres (morne, feuilles mortes). D'ailleurs, le dernier mot des quatrains est "bruns". Les mots sont principalement d'origine militaire (tribuns, centurions, cohortes, soldats, archers). Il y a une sorte de lassitude, de découragement, comme Heredia n'en parle pas, c'est bien le rythme des vers et le choix des mots qui introduisent ces notions.

D'autre part, dans les tercets, brille un seul homme. A lui seul, il relève l'orgueil de l'armée (vaincue ?). Son activité, son bruit, sa couleur rouge s'opposent à l'immobilité sombre des soldats.

Ce général à cheval, rouge (rouge, pourpre, sanglant) au milieu de ses soldats bruns, métallique (vermeil, airain, buccins) et dominateur (maîtrisant, Imperator) est un général héroïque, presque semblable aux statues équestres. Même si la fin est d'un lyrisme exagéré et d'une pompe à la limite du ridicule, ce sonnet n'est pas de la petite bière crachée à la va-vite sur le bord d'un guéridon de troquet !

Le coureur

Tel que Delphes l'a vu quand, Thymos le suivant,
Il volait par le stade aux clameurs de la foule,
Tel Ladas court encor sur le socle qu'il foule
D'un pied de bronze, svelte et plus vif que le vent.

Le bras tendu, l'œil fixe et le torse en avant,
Une sueur d'airain à son front perle et coule ;
On dirait que l'athlète a jailli hors du moule,
Tandis que le sculpteur le fondait, tout vivant.

Il palpite, il frémit d'espérance et de fièvre,
Son flanc halète, l'air qu'il fend manque à sa lèvre
Et l'effort fait saillir ses muscles de métal ;

L'irrésistible élan de la course l'entraîne
Et passant par-dessus son propre piédestal,
Vers la palme et le but il va fuir dans l'arène.

Commentaires

La virgule du premier vers (après "quand") et celle du huitième vers (après "fondait") mériteraient qu'on réfléchisse un peu, non ?

Dans les deux premiers vers, l'alternance de labiales et de dentales reproduit avec la langue le mouvement des genoux, de haut en bas, bas en haut... C'est une course, pas de doute. Heredia a écrit cela d'oreille... Pas mal 
Au chapitre des ficelles du métier, l'allitération "svelte et plus vif que le vent" est particulièrement bien trouvée qualifiant à la fois la forme et la capacité d'action. Mais le coup de génie dans ce poème, c'est l'hiatus !
Un hiatus est généralement repoussé comme une figure de style plutôt malheureuse. Elle consiste à juxtaposer deux voyelles ce qui pose un problème à la prononciation et heurte l'oreille. Cependant l'hiatus du septième vers "l'athlète a jailli hors du moule" marque la soudaineté et l'explosion physique de l'action. Ici, c'est la forme qui est signifiante. De même, l'h aspiré du 10ème vers produit l'halètement dont il est question.

Le premier tercet est haché par les virgules : c'est le départ, les premières foulées sont heurtées, lourdes, il faut vaincre l'inertie et s'équilibrer. Dans le deuxième tercet, il n'y a plus de virgule à l'intérieur des vers, le coureur a atteint sa vitesse maximale. Le lecteur s'essouffle à prononcer ces 36 syllabes quasiment sur une respiration : pour gagner dans ce sprint il faut souffrir et faire acte de volonté. Toute la grandeur du sport est là !

Alors, Heredia vous paraît-il toujours ennuyeux ?

Allez vite relire d'autres poèmes et vous découvrirez des trésors !

 

 

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